La réponse est rien. A l'université, et pour ce que j'en sais, on n'en dit rien.
J'ai évoqué une fois BHL auprès d'un de mes professeurs, d'une manière indirecte (en parlant d'un texte de Deleuze, reproduit entre autres sur Acrimed, texte qui a connu une seconde vie sur internet) lors d'une discussion un peu relâchée, et il a confirmé ce que je pensais : on n'en parle pas, parce que BHL n'a rien fait, rien produit qui mérite qu'on s'y attarde, même lorsque le prof "sort" du cours proprement dit, qu'il divague un peu, jamais il ne l'évoquera.
Et cela parait normal : des personnes occupées à étudier les auteurs et participer aux débats de leur discipline n'ont pas que cela à faire que de perdre du temps avec des auteurs sans oeuvre, fussent-ils omniprésents dans les médias.
Toute proportions gardées, mais sur un plan comparable, les hésitations de Pierre Vidal-Naquet à se saisir de la question du négationnisme de Faurisson sont intéressantes.
Robert Faurisson
La négation de la Shoah ne nait pas avec Faurisson, mais lorsque la tribune de ce dernier est publiée dans Le Monde, sa thèse obtient une publicité importante. Même si la tribune ("Le Problème des chambres à gaz, ou la rumeur d'Auschwitz", Le Monde, décembre 1978) est accompagnée de textes la réfutant, il reste que l'homme qui suit l'actualité mais qui ne s'intéresse que rapidement ou superficiellement à ce sujet peut se sentir un peu perdu, incertain sur la question, en particulier si on considère que Faurisson n'est pas totalement isolé et reçoit quelques soutiens (par exemple, mais pas uniquement, un papier de Pierre Guillaume dans Libération). Vidal-Naquet, donc, affirme avoir hésité à se saisir de ce sujet dans l'introduction à Un Eichmann de papier - Anatomie d'un mensonge (c'est moi qui met en gras et qui coupe ; voir le lien pour le texte intégral) :
J'ai longtemps hésité avant de répondre à l'amicale demande de Paul Thibaud [...] et d'écrire ces pages sur le prétendu révisionnisme, à propos d'un ouvrage dont les éditeurs nous disent sans rire : «Les arguments de Faurisson sont sérieux. Il faut y répondre.» Les raisons de ne pas parler étaient multiples, mais de valeur inégale. Historien de l'Antiquité, qu'avais-je à faire dans une période qui n'était pas «la mienne»? Juif, n'étais-je pas trop directement intéressé, incapable d'une totale objectivité? Ne fallait-il pas laisser le soin de répondre à des historiens moins concernés? Enfin, répondre, n'était-ce pas accréditer l'idée qu'il y avait effectivement débat, et donner de la publicité à un homme qui en est passionément avide?[Vidal-Naquet répond aux premiers arguments]
C'est la dernière objection qui est en réalité la plus grave. Il est vrai qu'il est absolument impossible de débattre avec Faurisson. Ce débat, qu'il ne cesse de réclamer, est exclu parce que son mode d'argumentation- ce que j'ai appelé son utilisation de la preuve non ontologique- rend la discussion inutile. Il est vrai que tenter de débattre serait admettre l'inadmissible argument des deux «écoles historiques», la «révisionniste» et l'«exterminationniste». Il y aurait, comme ose l'écrire un tract d'octobre 1980 signé par différents groupes de l'«ultra-gauche», les «partisans de l'existence des '"chambres à gaz" homicides» et les autres, comme il y a les partisans de la chronologie haute ou de la chronologie basse pour les tyrans de Corinthe, comme il y a à Princeton et à Berkeley deux écoles qui se disputent pour savoir ce que fut, vraiment, le calendrier attique. Quand on sait comment travaillent MM. les révisionnistes, cette idée a quelque chose d'obscène.
[...]
Du jour ou Robert Faurisson, universitaire dûment habilité, enseignant dans une grande université, a pu s'exprimer dans Le Monde, quitte à s'y voir immédiatement réfuté, la question cessait d'être marginale pour devenir centrale, et ceux qui n'avaient pas une connaissance directe des événements en question, les jeunes notamment, étaient en droit de se demander si on voulait leur cacher quelque chose.
[...] Répondre comment puisque la discussion est impossible? En procédant comme on fait avec un sophiste, c'est-à-dire avec un homme qui ressemble à celui qui dit le vrai et dont il faut démonter pièce à pièce les arguments pour en démasquer le faux-semblant.
Vidal-Naquet, historien respecté, craint de donner encore plus de publicité à une thèse qui en a déjà eu trop, de la faire entrer dans le champs universitaire, académique (de faire exister le débat), malgré lui. La thèse négationniste n'est évidemment pas comparable en terme d'importance à la petite vie de M.Lévy, mais le mécanisme d'évitement du débat est le même.
Pierre Bourdieu fait d'ailleurs référence au même argument, justement au sujet de BHL (voir par exemple cette vidéo, extrait d'un film de Pierre Carles : "Discuter avec Bernard-Henri Lévy [...], je n'en ai aucune envie. D'ailleurs ça lui ferait tellement d'honneur, il en tomberait malade. [...] Il m'a supplié cent fois. [..] C'est très arrogant mais c'est vrai").
Si BHL n'existe pas, à l'université, ce n'est donc pas seulement parce qu'il n'a rien fait qui ait la moindre importance (cela serait donc seulement un peu de temps perdu), mais aussi parce qu'en parler, même pour en dire du mal, pourrait laisser à penser qu'il y a débat, qu'il s'agirait peut être d'un auteur controversé. Ca lui donnerait une existence, et c'est déjà trop.
La fin du texte de Vidal-Naquet évoque un autre problème : Faurisson ne respecte même pas la méthodologie de sa discipline, il n'est pas honnête et agit en véritable sophiste. Le combattre est donc long, fastidieux et franchement chiant. Et même en s'astreignant à un tel travail, il n'est pas certain que cela permette à l'homme qui suit l'actualité (qui est spectateur des médias) mais qui n'a pas énormément de temps à consacrer à une affaire particulière, ou les compétences pour en juger, de se forger à une opinion solide. C'est ce qui s'est passé à mon avis au sujet de la thèse en sociologie d'Élizabeth Teissier.
Mme Teissier, donc, a été présenté une thèse de sociologie intitulée Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination-rejet dans les sociétés postmodernes, en 2001. Après quoi elle a reçu le titre de docteur en sociologie, malgré l'intervention de nombreux sociologues, scientifiques et philosophes qui dénonçaient la mascarade que fut cette soutenance.
Là encore, difficile de savoir qu'en penser, pour celui qui a suivi superficiellement l'affaire. D'un côté des "remous", des critiques parfois très dures venant de nombreux universitaires, de l'autre, la dénonciation d'un procès en sorcellerie, de la meute qui s'acharne sur une personne isolée, par exemple dans le Figaro :
Le petit monde de la sociologie se met en effervescence, les pétitions circulent et les signataires s'empressent d'exprimer leur indignation, sans se soucier un instant du contenu de la thèse. Certes, l'auteur n'est pas une inconnue du grand public, mais est-ce suffisant pour proclamer, avant de lire, ne serait-ce qu'une page de sa thèse, la supercherie? Sans oublier que ce travail a subi toutes les étapes nécessaires de la procédure; que le jury a été présidé par l'un des plus grand psycho-sociologues de notre époque, Serge Moscovici.
Au final, malgré cette analyse remarquable, Mme Teissier est toujours dans les médias comme chez elle, et (à ma connaissance) jamais les journaux qui ont publié les textes qui l'ont défendu n'ont eu à s'en excuser ; la scociologie et l'université n'en sortent pas grandies (il y aurait beaucoup à dire sur le circuit de validation, et les personnes responsables de cette catastrophe) et on reste sur le statu quo médiatique, aussi imbécile soit-il.
Bernard-Henri Lévy
(Je passe sur les Nouveaux philosophes, création médiatique dont est coupable BHL, parce que l'histoire est assez connue, par paresse et aussi parce que ce billet est déjà beaucoup trop long. Voir les articles Nouvelle philosophie et Contre la nouvelle philosophie sur Wikipédia. Je signale seulement que le livre Contre la nouvelle philosophie se croise très souvent chez les bouquinistes et offre un descriptif détaillé et précis des actions qui ont permis à BHL d'obtenir dans les médias le statut dont il profite encore)
Les médias semblent avoir besoin de polémique, et pour cela n'ont qu'à opposer une opinion à une autre, et tant pis pour l'impression générale confuse du "spectateur" après tout ça. Sur un air faussement objectif et impartial, ils peuvent renvoyer dos à dos les hagiographes et les critiques (quand les critiques sont évoqués, ce qui est bien rare, et qui n'arrive presque jamais à la télé), sans se soucier une seconde de la vérité de ce qui est dit ni du relativisme évident de cette position. BHL est le symbole éclatant de la faillite intellectuelle des médias.
Dans le cas de Faurisson, sans doute à cause de la gravité du sujet, le débat a été mené "jusqu'au bout", et pour le dire vite il est assez aisé de savoir qui dans cette histoire sont les faussaires et les menteurs (à tel point que les thèses négationnistes ont été criminalisées, et que le terme négationniste soit même devenu l'insulte suprême, et qu'il suffise d'une insinuation pour rendre infâme un adversaire, mais c'est un autre problème). Mais pour ce qui est des autres cas, de presque tous les sujets dont se saisissent les médias, la vérité n'a pas d'importance, il y a seulement un agenda à tenir, une fois que le "potentiel polémique" d'un sujet est épuisé, on passe au suivant. Cela permet à quelqu'un comme BHL de s'en sortir, avec seulement comme supporteurs une (grosse) poignée de journaliste intéressés et haut placés, contre le reste du monde.
Deleuze l'affirmait déjà avec un grande force il y a plus de 30 ans (voir le texte, déjà mis en lien plus haut) et depuis rien n'a changé. Le seul espoir vient d'internet, qui donne au "reste du monde" bien plus de force, relativement à la main-mise des amis de BHL sur les médias traditionnels ; et dans lequel la notion d'agenda du débat imposé par les médias est anéantie.
Le destin de BHL est donc lié à celui des médias traditionnels (dans ce que cette expression peut signifier de pire) et il est probable que ceux qui ne sont informés à son sujet que par ces médias continueront longtemps à n'y rien comprendre.
Voir aussi : l'énorme dossier récapitulatif L’imposture Bernard-Henri Lévy du Monde Diplomatique.